Alexandre Schmidt: « La capacité opérationnelle des narcotrafiquants dépasse celle des Etats d'Afrique de l'Ouest»

Cocaïne, héroïne, méthamphétamines...L'Afrique de l'Ouest reste une importante plaque tournante de la drogue indique le dernier rapport de l'Office de Nations unies contre la drogue et le crime, publié le 23 juin dernier.  Pourquoi le trafic continue? Quels sont les liens entre drogue et terrorisme? La lutte contre le trafic est-elle une battaille perdue? Alexandre Schmidt, représentant de l'ONUDC pour l'Afrique de l'Ouest et du centre répond à nos questions. 

Cocaïne saisie au Sénégal en 2007 -Crédit: Flemming Quist/Unodc

RFI : Vous confirmez que le trafic de cocaïne continue de plus belle en Afrique de l'Ouest?

Alexandre Schmidt : Malheureusement oui. Je dois dire que ce trafic continue, est bien présent et n'a jamais cessé. Nous avions eu un espoir avec des saisies bien en baisse en 2009 aussi bien côté européen que du côté de l'Afrique de l'Ouest. Mais les derniers chiffres qui apparaissent démontrent très bien que ce marché de la drogue n'a jamais disparu qu'il est bien présent. Sauf que le mode opératoire a changé.

RFI : Justement, en 2010 et début 2011, y a t'il eu beaucoup des saisies ou des affaires qui confirment ce que vous avancez?

A.S. : Jusqu'à fin 2008 début 2009, nous avons eu, au total, jusqu'à 47 tonnes de saisies de cocaïne en Afrique de l'ouest. Ces saisies sont tombées quasiment à rien mi-2009 et on commencé à repartir à la hausse vers fin 2009. En 2010 enfin, nous avons eu de nouvelles saisies record.

Pour ce qui concerne les chiffres, 35 tonnes de cocaïne environ sont passées par l'Afrique de l'Ouest en direction de l’Europe, dont 13 tonnes ont été consommées sur place et un peu moins d'une tonne saisie. Et en 2010, nous avons assisté à une reprise des saisies. Nous avons un cas emblématique de plus de 2 tonnes saisies en Gambie. Un plan qui a été déjoué, avec une quantité de 4 tonnes qui devait passer par le Libéria. Et tout récemment, plusieurs centaines de kilos de drogue ont été saisies au port de Lomé.

RFI : Depuis quatre ans, des mesures importantes ont été prises pour lutter contre ce trafic : surveillance renforcée des côtes, coopération accrue en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants dans la région. Qu'est-ce qui explique que ce trafic de cocaïne continue?

A.S. : Il y a deux raisons principales à cela. D'abord, la présence des cartels latino-américains de la drogue est bien prouvée en Afrique de l'Ouest. Les capacités des Etats à répondre au niveau de l'Afrique de l'Ouest restent limitées. Il est vrai que beaucoup d'efforts ont été fournis pour renforcer les capacités d'interdiction, de détection et de saisie de la drogue. Mais il y a une grande faiblesse de la justice pénale. Il y a une culture de l'impunité en Afrique de l'Ouest à laquelle il faut faire face. Aujourd'hui un narcotrafiquant sait qu'il va rester totalement impuni dans la région, parce que son niveau d'infiltration dans la région, au niveau de la corruption est tel, qu'il reste impuni. Il faut savoir aussi qu'en Afrique de l'Ouest, il n'existe aucun cas traduit en justice concernant le blanchiment de l'argent de la drogue.
Le problème c'est que face à cela, les efforts de la communauté internationale sont basés essentiellement sur le renforcement de l’application de loi, et peu d'effort sont faits sur le renforcement de la justice.

RFI : Vous dites que les organisations latino-américaines de la drogue sont implantées en Afrique de l'Ouest. Concrètement, comment ça se passe?

A.S. : Un exemple concret. Vous avez toujours une personne membre de cette organisation qui va venir en repérage dans un pays. Cette personne va s'installer tout à fait légalement, va ouvrir un commerce qui va avoir pignon sur rue. Celui-ci s'établit donc de manière légale. Par la corruption, il va s'infiltrer davantage en obtenant des papiers de résidence. Cela lui permettra de prouver qu'il est implanté légalement. Une fois qu'il a pignon sur rue, il va s'établir au niveau d'un réseau. Et quand ce réseau est établi, il fait appel au cartel en tant que tel. Quand on parle de cartel, on ne parle par de milliers de personnes. On parle de quelques centaines de personnes, qui sont influentes. Vous n'allez pas avoir « le » décideur qui va être assis au niveau de l'Afrique de l'ouest, mais vous allez avoir des intermédiaires, plus ou moins important, qui sont assis ici.

RFI : Cela veut dire que ces trafiquants ne se présentent jamais comme tels, mais comme des investisseurs venus développer le pays?

A.S. : Cela se présente toujours comme ça effectivement. Le cartel de la drogue va regarder les intérêts qu'il peut avoir à s'implanter dans tel ou tel pays. Si dans le pays X, il va trouver une valeur ajoutée, parce que le pays est en position post-conflictuelle, parce que personne ne va faire attention au narcotrafic ou bien, au contraire, parce que ce pays présente une plate-forme intéressante dans le domaine des échanges commerciaux, à savoir bon réseau bancaire, bon réseau de transport aérien ou maritime, ils vont s'installer, donc de manière tout à fait légale. Et c’est ensuite qu’ils vont commencer à entreprendre leurs démarches vis-à-vis des autorités pour justifier leur présence de manière légale et ensuite commencer à faire le passage logistique pour le narcotrafic.

RFI : On a vu aussi que, depuis plusieurs années, il y a des personnalités parfois politiques ou proches de dirigeants sur le continent africain qui ont été impliquées, ou en tout cas accusées d’être impliquées dans le trafic de drogue. Donc ça veut dire tout de même que ces organisations arrivent à remonter très haut. Est-ce que vous croyez aux discours des dirigeants africains affirmant qu’ils veulent lutter contre le trafic ?

A.S. : Il est clair que des Etats sont extrêmement engagés à lutter contre le narcotrafic car leur économie en souffre. Malheureusement, il est également un fait que dans de nombreux pays, vous allez avoir des gens influents qui vont être impliqués. Je peux aujourd’hui dire que depuis cinq ans, tous les pays de l’Afrique de l’Ouest ont été impliqués dans le narcotrafic en tant que tant que victimes ou en tant que volontaires. Aujourd’hui, la situation a largement changé parce que la manne que représente le narcotrafic est aussi importante que le Produit intérieur brut de certains pays. Et cette manne financière a réussi à déstabiliser certains gouvernements de la région. Aujourd’hui, il est clair que des pays ont réalisé qu’il fallait impérativement combattre ce fléau parce que c’est un problème de sécurité et de stabilité du gouvernement, mais dans d’autres pays, vous allez voir automatiquement des gens qui sont restés impliqués, qui ont facilité ce passage de la drogue parce que l’intérêt financier qui ressort aujourd’hui est pour eux plus important que l’intérêt du pays.

RFI : Vous diriez qu’il y a plus de pays qui ont intérêt à lutter ou plus de pays qui ont intérêt à profiter du trafic ?

A.S. : Il y a quand même une prise de conscience très sérieuse par rapport à ce risque de déstabilisation et le risque de conflits dans les pays. Aujourd’hui, heureusement, je peux confirmer qu’il y a quand même beaucoup plus de pays qui ont vu la nécessité de lutter contre le narcotrafic que de rester silencieux ou pire de laisser le passage libre aux narcotrafiquants.

RFI : Il y a quelques semaines, un G8 drogue a été organisé à Paris en France, à l’initiative du président Nicolas Sarkozy, ce qui montre qu’il y a quand même une prise de conscience internationale. Au cours de ce G8 drogue a été évoqué, notamment par le ministre français de l’Intérieur Claude Guéant, des liens possibles entre al-Qaïda au Magrheb islamique et le trafic de drogue. Est-ce que c’est aussi votre point de vue ?

A.S. : C’est également mon point de vue et aujourd’hui, dans nos recherches des activités au niveau notamment des pays de la région du Sahel, ce que nous voyons très clairement, c’est qu’un lien existe entre les groupes terroristes et les narcotrafiquants. Mais ce lien aujourd’hui, semble plus prendre la forme d’une prestation de services : une personne qui fait partie d’un groupe terroriste va monnayer ses services en facilitant le passage des trafiquants. Cela peut être un trafiquant de stupéfiant, mais ça peut être également un trafiquant d’armes, de médicaments contrefaits, de cigarettes, d’êtres humains. Donc il se fait payer ce service de passage. Aujourd’hui, on a la preuve de ce lien, mais en revanche est-ce que ce lien va au-delà de ça sachant que le membre du groupe terroriste va lui-même être impliqué dans l’organisation de narcotrafic, cela se pourrait mais nous n’avons pas encore la preuve. Mais c’est à garder vivement à l’esprit car ceci n’est pas écarté.

RFI : Le soupçon existe notamment parce que la cocaïne, de même d’ailleurs que depuis des décennies le haschich, passe par la zone sahélo-saharienne, est-ce que cette zone reste un lieu de passage essentiel, voire le principal lieu de passage, de la cocaïne en Afrique de l’Ouest ?

A.S. : Ce n’est pas le lieu de passage prioritaire, mais c’est l’un des lieux de passages prioritaires. Aujourd’hui, les narcotrafiquants préfèrent toujours opérer directement dans les zones côtières. Mais aujourd’hui, outre le passage par voie maritime ou par l’utilisation de petits avions, il est clair que la région sahélienne propose un atout majeur qui est l’immensité du territoire qui est complètement sans contrôle. Et là il y a le potentiel d’avoir des atterrissages avec des avions de gros volume qui atterrissent dans la région afin de déverser leur cocaïne ou d’autres drogues. Il est évident que la bande sahélienne, du fait de son étendue représente une opportunité sans pareil pour tous les trafiquants.

RFI : On parle beaucoup de la cocaïne et depuis très longtemps de l’héroïne. Mais on parle aussi depuis quelques temps de la méthamphétamine. Est-ce que vous confirmez que la méthamphétamine, cette drogue synthétique, transite également par l’Afrique de l’Ouest ?

A.S. : Je confirme. Et c’est bien une nouvelle menace qui pèse sur l’Afrique de l’Ouest car outre les stupéfiants, les drogues dures qui passent, un tout nouveau marché s’ouvre : c’est non seulement le trafic des méthamphétamines, mais également de tout ce qui est produits liés aux précurseurs chimiques. Ce sont des produits qui peuvent être utilisés notamment pour la fabrication de drogues de synthèse. Nous n’avons actuellement en Afrique de l‘Ouest aucune législation pour réguler le marché des précurseurs chimiques. Donc le passage est libre pour tout ce qui est trafic dans ce sens là. Et aujourd’hui, nous avons des saisies de précurseurs chimiques, des saisies de méthamphétamines, au niveau de l’Afrique de l’Ouest mais également dans d’autres pays. En outre l’information nous a été donnée très officiellement au Japon, d’après des rapports très précis, que des précurseurs chimiques et de méthamphétamines arrivent dans l’archipel notamment de l’Afrique de l’Ouest.

RFI : Cela veut dire que la méthamphétamine, produite soit en Afrique, soit en Amérique latine notamment au Mexique, transiterait par l’Afrique de l’Ouest avant d’aller vers le Japon ?

A.S. : Tout à fait. Soit elle a transité par l’Afrique de l’Ouest, donc en provenance d’Amérique du Sud, d’Amérique Centrale, soit elle peut venir par d’autres routes davantage du côté Afrique Centrale ou Afrique du Sud pour remonter ensuite vers l’Afrique de l’Ouest. Ce n’est pas forcément des routes qui ont une logique pour une personne qui va voir le chemin le plus direct mais elles ont tout à fait un sens si on prend en compte les capacités de détection du trafic.

RFI : Qui sont les trafiquants qui s’occupent en particulier de ce commerce de méthamphétamines et qui les transportent jusqu’au Japon ?

A.S. : Aujourd’hui, je ne pourrais pas vous donner de réponse à cette question car nous sommes actuellement en recherche sur ce point d’état bien précis. Aujourd’hui ceux qui trafiquent les drogues de synthèse sont-ils les mêmes que ceux qui trafiquent la cocaïne ? Nous ne le savons pas encore. Ce que nous voyons par contre, c’est que nous avons toujours les mêmes personnes de la même nationalité qui sont arrêtées, lorsqu’il s’agit du transport de cocaïne, d’héroïne ou de produits chimiques. Ce sont les mêmes nationalités. Mais qui est l’organisateur de ce trafic ? Aujourd’hui, il est trop tôt pour se prononcer.

RFI : Est-ce qu’il y a des pays qui sont particulièrement touchés par ce trafic de méthamphétamines ?

A.S. : Pour l’instant, il y a tous les pays qui sont touchés. Ce n’est pas des pays précis qui sont ciblés. C’est un nouveau marché qui s’ouvre et c’est clair que là, les trafiquants sont en train de voir quelles sont les meilleures routes possibles. En revanche, c’est vrai qu’il y a un pays en particulier qui pour nous est une cible directe de ce genre de trafic, un pays qui est actuellement sous surveillance car il y a la présence de produits chimiques dans ce pays notamment. Et les narcotrafiquants vont pouvoir utiliser ce pays comme une plateforme.

RFI : Vous pouvez nous donner le nom de ce pays ?

A.S. : Pour l’instant, pour protéger les investigations en cours, je ne souhaite pas donner de nom de ce pays.

RFI : On voit que la diversité des produits stupéfiants qui transitent par l’Afrique est très grande. On connaissait la cocaïne, le haschisch, l’héroïne et maintenant les méthamphétamines, est-ce qu’il y a une chance que les services antistupéfiants puissent parvenir à lutter contre ce trafic sur le continent africain ?

A.S. : Je vais vous donner une réponse très simple : lutter contre le narcotrafic, ce n’est pas simplement renforcer les capacités des forces de police ou réformer une loi, c’est également la volonté politique qui est importante. Si la volonté politique n’est pas présente, aucune loi ne sera appliquée, aucune force de police ne pourra intervenir.

RFI : Est-ce que l’autre question importante, ce n’est pas aussi lutter contre le blanchiment, sachant que c’est une lutte difficile puisqu’une grande partie des échanges ne passe pas par le système bancaire ?

A.S. : C’est tout à faire correct. On le voit en fait avec le boom de la construction dans plusieurs pays. Il est clair que l’argent de la drogue est infiltré dans certaines économies. Je pourrais citer notamment l’exemple d’un pays que je ne voudrais pas nommer. Ce pays, un des plus pauvres de la région, a eu, en dépit d’un retrait de l’aide au développement de certains donateurs,un développement économique de 3,6 % de son produit intérieur brut. Or, lorsqu’on voit les capacités économiques du pays, on peut se demander d’où viennent ces 3,6 %. Est-ce que tout est lié au niveau de l’implication par des narcotrafiquants ? Peut-être pas. Mais je pense, sans me tromper, pourvoir confirmer qu’une grande partie est liée à la drogue.

RFI : Est-ce que la réaction des partenaires des pays africains, je veux parler notamment des pays européens, des Etats-Unis, vous semble suffisante ? Est-ce qu’il y a suffisamment de moyens qui sont investis pour lutter contre ce trafic qui finalement concerne au premier chef aussi les Européens et les Américains qui sont les destinataires de ces drogues ?

A.S. : Ce n’est pas qu’une question de moyens. Les moyens financiers sont là et les moyens financiers sont suffisants pour la plupart des pays. Or, il faut savoir une chose, c’est que même si vous donnez dix millions d’euros ou plus à un pays, on ne peut être efficace dans le narcotrafic que si on sait de quoi on parle. Qui sont les narcotrafiquants et quels sont leurs modes opératoires ? Et ceci ne peut être fait qu’avec la collaboration avec les pays qui sont affectés. Il faut le renforcement de tout ce qui est capacité de renseignements et de détection. Si on ne sait pas où passe la drogue, on n’aura pas d’impact. Aujourd’hui, il est déplorable de dire que les narcotrafiquants ont toujours un pas de plus sur nous. Les narcotrafiquants sont très en fait ce que nous savons et ce que nous ne savons pas. Et ils ont une capacité d’adaptation et d’opérationnalité qui est bien supérieure actuellement par rapport à la capacité des Etats de l’Afrique de l’Ouest. Donc aujourd’hui, comment lutter contre ça ? C’est en anticipant le côté opérationnel des narcotrafiquants, c’est en nous mettant nous-mêmes dans leur tête : qu’est-ce qu’ils font aujourd’hui, qu’est-ce qu’ils vont faire demain et par où ils vont opérer après-demain ? C’est comme ça qu’on peut les arrêter.